#fabledujour

Les Poissons et le Cormoran

Il n'était point d'étang dans tout le voisinage

Qu'un Cormoran n'eût mis à contribution.

Viviers et réservoirs lui payaient pension.

Sa cuisine allait bien : mais, lorsque le long âge

Eut glacé le pauvre animal,

La même cuisine alla mal.

Tout Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.

Le nôtre, un peu trop vieux pour voir au fond des eaux,

N'ayant ni filets ni réseaux,

Souffrait une disette extrême.

Que fit-il ? Le besoin, docteur en stratagème,

Lui fournit celui-ci. Sur le bord d'un Etang

Cormoran vit une Ecrevisse.

Ma commère, dit-il, allez tout à l'instant

Porter un avis important

A ce peuple. Il faut qu'il périsse :

Le maître de ce lieu dans huit jours pêchera.

L'Ecrevisse en hâte s'en va

Conter le cas : grande est l'émute.

On court, on s'assemble, on députe

A l'Oiseau : Seigneur Cormoran,

D'où vous vient cet avis ? Quel est votre garand ?

Etes-vous sûr de cette affaire ?

N'y savez-vous remède ? Et qu'est-il bon de faire ?

- Changer de lieu, dit-il. - Comment le ferons-nous ?

- N'en soyez point en soin : je vous porterai tous,

L'un après l'autre, en ma retraite.

Nul que Dieu seul et moi n'en connaît les chemins :

Il n'est demeure plus secrète.

Un Vivier que nature y creusa de ses mains,

Inconnu des traîtres humains,

Sauvera votre république.

On le crut. Le peuple aquatique

L'un après l'autre fut porté

Sous ce rocher peu fréquenté.

Là Cormoran le bon apôtre,

Les ayant mis en un endroit

Transparent, peu creux, fort étroit,

Vous les prenait sans peine, un jour l'un, un jour l'autre.

Il leur apprit à leurs dépens

Que l'on ne doit jamais avoir de confiance

En ceux qui sont mangeurs de gens.

Ils y perdirent peu, puisque l'humaine engeance

En aurait aussi bien croqué sa bonne part ;

Qu'importe qui vous mange ? homme ou loup ; toute panse

Me paraît une à cet égard ;

Un jour plus tôt, un jour plus tard,

Ce n'est pas grande différence.

Les Poissons et le Cormoran
table des fables
Jean de La Fontaine 1621-2024